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Mais ne nous perdons pas dans la broussaille. Essayons dabord de voir la forêt tout entière en prenant quelques grands repères. Revenons à notre lecture historique. Sur le discours fondamental grec va se greffer un discours religieux (millénariste et moral), celui du christianisme. Au Moyen Âge, à la place des Idées platoniciennes trône Dieu (à lorigine acte cosmo-créateur plutôt quidée, mais la philosophie va se mettre de la partie en l«idéalisant»); à la place de la dialectique entre lêtre humain perdu dans lobscurité de la caverne et la lumière des Idées sédifie le paradigme Créateur-créature. Tout est situé dans un ordre hiérarchico-transcendantal, la terre étant considérée comme une vallée de larmes, un lieu dépreuves nécessaires afin de mériter la vie éternelle, la vie dans lailleurs après la mort. Au moment de la Renaissance, avec la redécouverte de Platon et dAristote, on assiste à une résurgence de la mythologie antique, doù découle toute une rhétorique divine qui va encombrer la poésie occidentale pendant des siècles. Mais cette mythologie (ces naïades des sources, ces dryades de la forêt) véhicule tout de même une nouvelle vision de la terre et invite à une reprise de contact panique. À lâge des Découvertes, cette nouvelle vision se nourrit de la présence de nouveaux espaces de jouissance et de projection. On projettera, justement, sur le «Nouveau Monde» les croyances du christianisme (toute la nomenclature sainte des îles ) et les concepts du classicisme (Âge dor, Arcadie ). Néanmoins, sur le terrain, lEuropéen est confronté à des choses étranges, à une nature qui ne rentre ni dans les classifications scientifiques établies, ni dans les cadres politiques on négligera, on détruira, on aménagera, on transposera, mais cette «matière nouvelle» restera à penser. Elle nest toujours pas pensée, à mon avis, et ce nest pas la Modernité qui entreprendra ce travail. La Modernité, selon mon point de vue, commence en fait avec Descartes, ou plutôt le cartésianisme. Le paradigme nest plus Créateur-créature comme au Moyen Âge, mais sujet-objet, et le projet de lhomme moderne est précis: devenir maître et possesseur de la nature. Descartes inaugure une conception du sujet qui nest pas celle du citoyen grec ou dun membre dune tribu primitive. Au fur et à mesure que progressent la modernité et le modernisme, cette conception va saffermir et saffirmer de plus en plus. Le sujet va devenir en quelque sorte de plus en plus subjectivisé, renfermé sur sa personne et enfermé dans son cinéma mental (jusquà finir sur le divan du psychanalyste) et lobjet de plus en plus objectivisé. Il sensuit une séparation totale de lêtre humain et de la terre, une terre qui nest plus considérée que comme matière utile, à exploiter. Lhomme moderne ne voit plus la forêt, mais la considère comme autant de planches futures. Avec son sens borné de lutilité, non seulement il passe à côté de bien des richesses que prodigue la nature, mais encore finit par scier la branche sur laquelle il est assis. Lhomme moderne en est arrivé, aujourdhui (fin de la Modernité?), à vivre dune manière complètement traumatisante, dans une ambiance stérile, voire cauchemardesque. Pourtant, dès la fin du XVIIIe siècle, avec le Romantisme, des réactions, des protestations, sans doute fort subjectives, se produisent. Le sujet prend conscience quil est privé de tout. Nous assistons à des tentatives sentimentales et mythiques de retrouvailles avec la nature. Pendant longtemps, on nen retiendra que les aspects les plus superficiels, voire les plus caricaturaux, comme la sentimentalité excessive, lêtre éperdu qui sombre dans la folie, se suicide ou qui, pour mieux se protéger, senferme dans sa rêverie médiévale. À mon avis, on néglige un peu trop dautres aspects comme les tentatives de sortir des cadres étroits des sciences séparées par linvention de nouvelles sciences (biophysique, biopsychophysique ) ou la recherche de nouveaux moyens dexpression (comme chez Novalis). Beaucoup de ces tentatives naboutiront pas, le romantisme laissant, lui aussi, un terrain riche mais mal défriché. Seulement, tentatives il y a eu, et certaines faillites, de grands échecs sont parfois plus intéressants que de petites réussites. Ensuite et cest vraiment le partage des eaux vient Hegel, le dernier philosophe monumental. Pour Hegel, qui reprend toute la philosophie occidentale, l«Idée» nest plus «au ciel», en dehors de la caverne, elle est dans lHistoire la Raison est en marche dans le temps. On ne lira donc plus de poèmes, on lira avant tout le journal quotidien: la plus haute fonction de lesprit nest plus lart, cest la faculté de conceptualiser les événements. Le Progrès, avec un P majuscule, est né. LHistoire va quelque part: selon les idéologies, vers un super-État (le projet prussien), ou vers le bonheur du plus grand nombre (le projet libéral), ou encore vers un État qui conduira à la disparition de lÉtat (le projet marxiste). Ce progressisme va marquer tout le XIXe siècle et une grande partie du XXe siècle. Cest seulement depuis quelques temps que plus personne ny croit. Les pays marxistes de lEst veulent prendre un nouveau tournant. Les progressistes de lOccident ne claironnent plus aussi bruyamment. À lEst, on se raccroche à des identités ethniques ou religieuses, on se convertit au capitalisme sous ses formes les plus brutes. À lOuest, sur fond de désespoir tranquille, règne une médiocratie triomphante et démagogique. No future? Assurément, l«autoroute», telle que je la vois, ne mène nulle part, sinon à des platitudes de plus en plus plates entrecoupées dun désastre ici et là (un Tchernobyl à gauche, une marée noire à droite ) le tout enrobé dans une espèce de brouhaha quotidien pour faire croire que quelque chose se passe quelque part. Face à cette situation, ne reste-t-il plus rien à faire? Nous pouvons parfois éprouver cette impression. Pourtant, toute vie individuelle a besoin de déployer ses énergies. Pour se réaliser ainsi, chacun se doit de se ressourcer, de se découvrir dautres sources dinspiration, de saventurer sur dautres sentiers du sentir. Cette démarche nest pas facile car comment sorienter dès lors que lon cherche à sortir de l«autoroute» dont je viens desquisser le schéma? Dès la fin du XIXe siècle, quelques esprits particulièrement vigilants et clairvoyants sétaient déjà posé cette question, ayant pressenti où nous mènerait cette «autoroute de lOccident», et vont dessiner à leur manière les prémices dun nouveau champ de forces. Cest Nietzsche faisant lanalyse du nihilisme et Rimbaud se moquant de la marche du temps: «Pourquoi ne tournerait-il pas?». Quelque chose dautre essaie de commencer, en dehors des cadres établis et des classifications reconnues. «Restez fidèles à la terre», conseille Nietzsche, penseur, mais aussi poète, et dont la réflexion est étayée par des lectures scientifiques; et Rimbaud (qui, lui aussi, se nourrit de sciences) déclare: «Si jai du goût, ce nest guère que pour la terre et les pierres.» Voilà les débuts de la géopoétique, dans une sorte de géologie mentale. Nous connaissons la carrière tragique de ces deux hommes. Dès lors quil a quitté l«autoroute» pour saventurer dans lespace négligé par elle, le nomade intellectuel qui se mue en géopoéticien aura du mal à se frayer un chemin: il traîne une hérédité et la société ne cessera dessayer, dune manière ou dune autre, de le faire taire car, ouvrant une aire plus large, il dérange profondément. Par la suite, bien sûr, on se lamentera sur le sort des poètes maudits et des penseurs incompris, tout en continuant à ne rien comprendre, avec bonne conscience. Ce quil faut, au contraire, cest analyser leurs erreurs, le cas échéant, essayer de voir où ils voulaient en venir et les prolonger. |
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