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Orientation géopoétique des arts plastiques 1. Nous voyons les uvres plastiques que nous aimons et auxquelles nous travaillons comme des cartes. Toute carte est un objet graphique, mais surtout nous croyons fécond de considérer toute uvre plastique comme une sorte de carte. Parce que la carte implique toujours un dehors, parce quelle résulte toujours dun voyage, et suscite toujours un désir de voyage. 2. Nous nous intéressons aux cartes parce que les cartes sintéressent au monde. La carte est simultanément scientifique, poétique et plastique. Mais elle peut «oublier» le territoire, lui faire écran en se substituant à lui, devenir pur objet savant, ou étroitement fonctionnel, ou esthétique. Nous nous intéressons au rivage comme à une carte à jamais indemne de toute réduction. Ligne et signe du monde, jamais la carte du rivage noubliera les énergies sauvages dont elle procède continûment. 3. Cest sur le rivage que tout commence et recommence. Que tout arrive, apparaît, disparaît, revient. Le rivage nest-il pas le grand thêatre-laboratoire où, apparaissant, les choses deviennent signes, font signe? Les premiers idéogrammes furent inspirés des traces de pas de mouettes sur le sable. Sur la rive du monde scintillent les géogrammes... La peinture chinoise traditionnelle a essentiellement regardé du côté de la montagne, limpressionnisme a posé son chevalet dans la lumière de la campagne dIle de France; disons que le rivage est pour nous un choix conscient du même ordre... 4. A lorigine de tout travail, de tout art, il y a le désir dhabiter un monde, de fréquenter la terre, de voyager, découvrir. Les oeuvres ne sont faites et à faire que pour favoriser, élargir, rendre cette fréquentation plus adéquate et plus intense. Nest-ce pas pour cela que les hommes ont toujours fait des cartes? Pourtant, «la carte nest pas le territoire». La formule de Korzibsky est significative dun certain divorce du savoir et de la saveur. La science fouille le monde, mais nous le montre-t-elle? nous propose-t-elle une imago mundi qui nous fasse en-vie? 5. On dirait quil y a deux types de savoir (et donc de «cartes»), dont lun serait compatible ou composable avec la réalité phénoménale, tandis que lautre, au contraire, défini comme traversée des apparences, ne se développe quen niant notre expérience du monde considérée comme toute sa richesse. Lefficacité géopoétique dune carte est sa vertu daugmenter notre relation amoureuse à la terre, de nous la faire voir, de susciter son apparition. Cest dans le monde lui-même, pour autant que nous sachions le lire, le voir, que nous trouvons le langage pour dire le monde. Le monde, dans sa puissance dapparition, est notre ressource poétique. La carte est à la fois le monde lui-même (carte=territoire) et ce qui nous aide à le voir, augmente notre expérience (carte+territoire). L«art» est cette opération par laquelle le monde est/devient sa propre carte, son propre signe, son propre langage. 6. Parler dart géopoétique nest pas chercher à «poétiser» la nature mais sentir et exprimer la puissance poétique du monde lui-même, dans ce quil a de plus «physique». En-deça ou par delà toutes lois ou structures (physico-chimiques, informationnelles voire spirituelles) le monde - et nous en faisons partie - possède intrinsèquement son propre «logos», son art, sa poétique. Cest ce logos mundi quil nous faut réapprendre à lire, à voir, dans létendue - sans pour autant revenir à un stade pré-scientique, mythologique ou chamanique (bien que nous puissions y trouver beaucoup dinspirations). Le but de luvre plastique est dapprendre à voir le monde physique comme doué dun logos poétique. 7. Notre civilisation dobjets a perdu le sens des choses. Il suffit pourtant de regarder une mouette, un galet, une vague... Il y a dans les choses terrestres réelles une vertu que nous ne nous lassons pas de redécouvrir. Chaque chose est unique, complexe et complète comme un monde à elle seule, et cependant chacune nest quun «mode» dun monde commun à toutes. Connaître une seule pierre cest connaître lunivers... Nous sentons cela. Les choses ont elles-mêmes un pouvoir géopoétique, elles sont déjà des sortes de cartes ou des fragments de cartes. A nous dapprendre à dialoguer avec elles, dinventer les rites, les gestes, les rythmes et les signes au moyen desquels les trouver et leur emprunter leurs vertus. 8. Autant que nos modes de connaissance, ce sont nos modes daction qui sont à réformer profondément. Car cest bien la formidable puissance de transformation de la civilisation occidentale qui pose aujourdhui les problèmes les plus urgents. Lenjeu de lart aujourdhui est de contribuer à, voire à susciter un profond renouvellement de la notion même de laction humaine à la surface de la terre. Cest particulièrement le cas des arts plastiques, de par leur lien archétypique avec la «fabrication». Cest en leur sein que nous pouvons peut-être le mieux commencer à réinventer Homo faber..., à repenser expérimentalement les notions doutil, de matériaux, despace, de forme, de signe, de «création», dans le cadre dun nouveau rapport à la terre. 9. Lêtre-ensemble des choses par le monde nobéit pas à des lois de composition pré-établies, dordre esthétique ou moral; pourtant, rivages et chaînes de montagnes (et leurs cartes) ne nous offrent-ils pas des exemples dagencement, souvent plus diversifiés et adéquats que les «structures», un jour découvertes, dans lesquelles les hommes ont une irrépressible tendance à senfermer? Ordre et chaos: entre ces deux pôles et avec eux, il y a toujours à réinventer un art de la composition qui transcende la composition. Le geste dont nous avons aujourdhui besoin est moins de lordre du créer que de lassembler - qui implique à la fois daccueillir et dordonner. Le sentiment d«amitié» qui sengage est la révélation du fait que les êtres du monde, tout en demeurant idiosyncrasiques sont profondément reliables. 10. Réhabiliter lextérieur, les dehors du monde. La science, physique aussi bien que psychique, sest voulue connaissance des mécanismes internes. Lart a désiré les gouffres, sest réclamé de nécessités internes. Mais la plus grande bonté du monde nest-elle pas quil se montre? Nous avons trop appris à postuler trompeuses les apparences parce quelles ne sont pas tout. Disons-les prometteuses et cessons dopposer surface et profondeur. Les choses sont généreuses, si nous savons les lire dans la lumière de leur apparition. Lénergie dapparaître est la grande ressource, la grâce que le monde extérieur ne cesse de nous tenir en réserve, et que luvre dart visuel a pour but de célébrer. 11. La prochaine étape de laventure humaine est placée sous le signe de la lecture du monde, plutôt que sous celui de la conquête. Une lecture créative, qui suppose linvention dun langage, dun vocabulaire de signes, dun syntaxe de lignes, dun «art des cartes», qui soient dune certaine manière et au plus haut point communs au monde et à lesprit. Ce serait un langage qui engage notre corps, puisque nous entendons dans ce mot ce que nous avons de plus évidemment commun avec les autres êtres terrestres. La fonction dart «graphique» est lexploration/invention de la «grammaire» commune au monde et à nous. La carte littorale. Que sculptures et peintures, montages et assemblages, physico-psycho-grammes en tous genres réinventent un art à la reconnaissance du monde! * Faits
docéan. Mouette et cormoran. Chalutiers rablés, chahutés,
diésels en partance, pingouin noir et blanc, grues, phare, feu
fixe, falaises FECAMP, Pays de Caux et de la Grande Pêche, 1993
Georges AMAR
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